La crépidule se cherche une nouvelle image

Ce dossier est paru dans l'édition 2018 de l'Almanach du Marin Breton.

La crépidule est un escargot de mer singulier à plus d’un titre, à commencer par son nom latin évocateur (Crepidula fornicata). Cet invertébré s’est fait connaître du grand public en tant qu’espèce invasive emblématique. Cet animal fascine les scientifiques écologues du milieu marin car il présente de formidables capacités d’adaptation, notamment dans les milieux côtiers où il a proliféré de manière spectaculaire après avoir été introduit par l’homme.

La crépidule est un mollusque gastéropode dont la coquille est ovale, bombée et quasiment pas spiralée. Elle vit principalement en milieu côtier peu profond et abrité (fonds de baies et estuaires), plus rarement sur l’estran. Cet animal s’accommode parfaitement des fluctuations du milieu (température, salinité, turbidité). C’est pourquoi on peut le rencontrer de façon sporadique jusqu’à 50 m de profondeur, et même dans des zones à forts courants.

Un animal hors du commun !

Au sein des gastéropodes marins, la crépidule apparaît un peu hors-norme. C’est un filtreur qui se nourrit des diverses particules en suspension dans l’eau, alors que la majorité sont des brouteurs ou des charognards. Elle est immobile au stade adulte, alors que beaucoup d’autres se déplacent. La crépidule passe en effet son temps fixée sur un caillou, un rocher, la coquille d’un autre invertébré benthique (c’est-à-dire qui vit sur le fond), ou même un tesson de bouteille en verre. Mais c’est le plus souvent sur un congénère qu’elle s’installe, puisque cette espèce, grégaire, a la particularité de former des chaînes de plusieurs individus empilés les uns sur les autres (jusqu’à une vingtaine). Il semblerait même que ce mode de vie soit un cas unique du règne animal !

Comme son nom latin le laisse présager, la crépidule possède une stratégie de reproduction très efficace. Elle change de sexe au cours de sa vie (l’hermaphrodisme est fréquent chez les gastéropodes, y compris sur terre). Les mâles (les plus jeunes) occupent le sommet des chaînes alors que les

femelles (les plus âgées) forment leurs bases. Les individus d’une même chaîne se reproduisent entre eux par fécondation directe, plusieurs fois par an, un mâle pouvant même féconder plusieurs femelles grâce à un pénis disproportionné. Au lieu de les lâcher immédiatement dans la nature, comme le font beaucoup d’invertébrés, la femelle a la particularité d’incuber ses œufs sous sa coquille pendant un mois, et libère donc des larves dont le taux de survie est grandement favorisé. Comme les individus âgés servent de support aux plus jeunes, la crépidule peut former, de proche en proche, de véritables tapis de plusieurs hectares, même sur des fonds meubles !

Une arrivée en France par vagues successives

La crépidule est originaire de la côte Est des Etats-Unis, et a été introduite dans plusieurs océans de la planète (Japon, côte Ouest des Etats-Unis, Manche, Méditerranée). En France, elle a débarqué accidentellement en plusieurs vagues : d’abord via l’Angleterre au début du 20ème siècle avec le commerce de l’huître américaine, puis lors du débarquement des alliés (probablement attachée aux coques des navires), puis enfin dans les années 70 avec l’importation massive de l’huître creuse.

Aujourd’hui, la crépidule est présente sur tout le littoral de la Manche et une partie du littoral Atlantique. Elle a envahi plusieurs baies, notamment en Bretagne Nord et en Normandie.

Une espèce ingénieure qui n’a pas que des mauvais côtés

Lorsqu’elle prolifère, la crépidule engendre divers changements écologiques, qui ne doivent pas uniquement être considérés comme des impacts « négatifs ». En premier lieu, elle modifie radicalement le milieu physique puisqu’elle envase les fonds (phénomène essentiellement dû à son intense activité de filtration et de production de fèces) et amène une importante proportion de débris coquilliers. Cela conduit finalement à l’apparition d’habitats benthiques singuliers, les bancs de crépidules, que l’on ne connaissait pas il y a quelques décennies. En envahissant certaines baies, la crépidule a fait reculer les espèces qui affectionnent les sables grossiers bien propres, parmi lesquels certains coquillages très prisés comme la coquille Saint-Jacques, ou les juvéniles de poissons plats.

Mais ce que l’on reproche sans doute le plus à cette espèce, c’est de gêner les activités ostréicoles et la pêche aux engins traînants. Car non seulement son expansion se fait au détriment de certaines espèces exploitées du fait de la compétition pour l’espace ou la nourriture, mais elle colmate rapidement les dragues, diminuant ainsi les rendements. Il faut néanmoins souligner que certaines activités de pêche ont contribué à accélérer l’expansion de la crépidule (notamment en baie de Saint-Brieuc) à cause des rejets qui disséminent les adultes reproducteurs.

Toutefois, la crépidule n’a pas que des mauvais côtés. En transformant son habitat, elle induit parallèlement des changements au niveau de la biodiversité benthique. Une majorité d’études a montré que la richesse en espèce d’invertébrés et l’abondance des animaux augmentent en présence d’une forte densité de crépidules. Les chaînes servent de support pour nombre d’espèces fixées qui ne peuvent pas s’installer sur des fonds uniquement vaseux. Comme elle crée ainsi une multitude de niches écologiques, les scientifiques la qualifient désormais d’espèce « ingénieur » qui façonne les fonds marins et pourrait même réguler les efflorescences printanières de phytoplancton.

« La crépidule dans l’assiette »                                                                                                                                 Alors qu’on la traitait d’envahisseur dans les années 90, et après avoir accepté l’idée qu’une éradication de l’espèce est totalement illusoire, on trouve maintenant certaines vertus à la crépidule, notamment un intérêt culinaire. Au point que les restaurateurs lui ont trouvé le petit nom séduisant de Berlingot de mer. La chair de cet animal est en effet délicate, et très appréciée aux USA, au Canada et en Asie. Des industriels français s’emploient donc à essayer de valoriser ce nouveau produit de la mer, par exemple en beignets frits (avec un jus de citron), ou dans des spaghettis. D’autres débouchés intéressants sont possibles, par exemple l’utilisation des coquilles de crépidules broyées comme amendement calcaire sur les champs, ou pour la confection de pavés drainants.

La crépidule est-elle toujours aussi invasive ?

La crépidule a connu un phénomène de prolifération très intense dans les années 80 et 90, en particulier sur le littoral breton. Les dernières estimations de stocks font état de 230 000 à 300 000 tonnes en baie de Saint-Brieuc, et 150 000 tonnes dans la baie du Mont-Saint-Michel. Sur la côte ouest du Cotentin, la biomasse est même passée de 150 000 tonnes en 1985 à 750 000 tonnes en 1992, ce qui montre bien l’ampleur du phénomène d’explosion démographique. Même si son aire de distribution continue aujourd’hui de s’étendre à l’échelle européenne (on la trouve de la Turquie au nord de l’Irlande), on constate par endroit une diminution du stock. C’est le cas en baie de Saint-Brieuc où d’importantes mortalités sont observées à l’ouest, sur les premiers secteurs colonisés il y a 40 ans.

En rade de Brest, l’espèce régresse 

Alors que tous les mécanismes de son invasion ne sont pas encore totalement élucidés, des suivis récents réalisés par imagerie acoustique et vidéo montrent qu’une grande partie de la population de crépidule de la rade de Brest décline. Le stock, qui était passé de 20 000 tonnes en 1995 à 120 000 tonnes en 2000, est maintenant revenu à son niveau du début des années 90. De façon surprenante, les très fortes densités (jusqu’à 2000 individus / m²) ne sont plus observées que dans la partie nord de la rade, dans le chenal de l’Elorn. Dans quasiment tout le bassin sud de la rade, les bancs vivants ont laissé place à des accumulations de coquilles de crépidules vides.

Grâce à des collecteurs artificiels immergés à différents endroits de la rade, on a pu constater que le recrutement de la crépidule était par endroit 100 fois moins important qu’en 1995. Plusieurs hypothèses sont à explorer pour tenter d’expliquer cette diminution significative : l’apparition de pathogènes, une pression de prédation qui n’existait pas lors de l’installation de la crépidule sur nos côtes, ou encore des polluants amenés par l’Aulne.

La crépidule n’a pas encore livré tous ses secrets

L’Ifremer mène des recherches sur la crépidule depuis les années 80. D’importants travaux ont été consacrés à l’évaluation de l’étendue de sa prolifération dans différentes baies, en s’appuyant en particulier sur l’imagerie acoustique des fonds. L’Ifremer a contribué à un grand chantier national visant à mieux comprendre le cycle de vie de cette espèce, la dynamique des différentes populations (du bassin d’Arcachon à la baie du Mont-Saint-Michel, en passant par Marennes-Oléron et la rade de Brest), et l’incidence de cette invasion sur la biodiversité benthique.

Aujourd’hui, les recherches s’orientent davantage sur le rôle écologique de la crépidule et la façon dont elle interagit avec les autres espèces benthiques, et notamment les filtreurs (à commencer par les coquillages qui ont une valeur commerciale). On cherche en particulier à mieux comprendre si le régime alimentaire de ce gastéropode représente un réel avantage compétitif par rapport aux autres filtreurs, ou s’il a réussi à exploiter une niche trophique à part, sans incidences sur la croissance de ses voisins. Par ailleurs, des expérimentations visent à tester l’hypothèse selon laquelle la crépidule stimulerait certaines sources de nourriture grâce à ses déjections qui « fertiliseraient » les fonds colonisés.

Enfin, un autre volet de recherche vise à élaborer des modèles mathématiques capables de reproduire l’évolution des populations de crépidules sur plusieurs décennies, tout en tenant compte des conditions locales du milieu, de la quantité de nourriture disponible et de la particularité de l’espèce à former de longues chaînes d’individus.

Trois questions à Antoine Carlier, chercheur à l’Ifremer

Antoine Carlier est chercheur au Laboratoire d’écologie benthique côtière, au Centre Ifremer Bretagne. Il contribue à améliorer la connaissance de la biodiversité des milieux côtiers peu profonds par l’observation régulière des écosystèmes et par des expérimentations en laboratoire. Il cherche en particulier à mieux comprendre l’impact écologique des introductions d’espèces.

Pourquoi ce coquillage est-il mal aimé ?

Il est vrai que dans les années 90, cet escargot de mer a essuyé les pires insultes de la part des usagers de la mer et a beaucoup embêté et inquiété les pêcheurs. A tel point qu’elle est devenue une espèce invasive marine emblématique (comme la Caulerpe en Méditerranée).

Mais la crépidule fait désormais partie du décor, et son statut est en train de changer. Du fait qu’elle commence même à régresser dans certains secteurs (comme la rade de Brest) et que les pêcheurs sont confrontés à d’autres menaces, elle fait moins parler d’elle en tant qu’envahisseur. Depuis peu, son image s’améliore dans les médias, qui tentent de vanter ses mérites et en particulier son intérêt culinaire.

Quelles recommandations apporter pour limiter sa prolifération ?

On peut d’abord faire remarquer qu’il est totalement illusoire d’éradiquer une espèce une fois qu’elle a commencé à proliférer, car on est encore loin de comprendre tous les mécanismes des invasions biologiques et parce qu’une destruction de l’espèce à grande échelle aurait des incidences écologiques bien plus graves.

Une première recommandation, qui vaut d’ailleurs pour la plupart des espèces introduites et invasives, est d’empêcher de nouvelles introductions de cette espèce, car l’apport régulier d’individus entretient le phénomène de prolifération, et peut renforcer l’espèce (par exemple en renouvelant son patrimoine génétique). Cela passe par une surveillance des principales voies d’introduction (l’ostréiculture dans le cas présent). Quand le mal est fait, et que l’espèce devient envahissante, il s’agit ensuite de contrôler au mieux son expansion géographique, en évitant de la disperser davantage (rejets de pêche).

Dans le cas qui nous intéresse ici, il serait sans doute utile de prélever la crépidule régulièrement dans les secteurs nouvellement colonisés (autrement dit avant qu’elle modifie durablement son milieu) et avec des engins de pêches peu impactant (dragues sans dents par exemple). Mais on bute là encore sur le problème de la valorisation à grande échelle pour fournir des débouchés à ce type de pêche.

Que reste-t-il à connaître sur la crépidule ?

Le pouvoir attracteur des adultes pour les larves qui dérivent pendant un mois dans la masse d’eau et qui finissent par se fixer sur leurs congénères reste très mystérieux.

Ensuite, même si le régime alimentaire d’un organisme filtreur peut sembler a priori évident (ça mange du phytoplancton !), il est très probable que d’autres formes de nourriture (les microalgues benthiques, les bactéries, des débris de macroalgues) contribuent également à la croissance de la crépidule, mais il reste à mesurer la part que cela représente. On pourrait ainsi déterminer si cette espèce accapare la nourriture au détriment des autres coquillages filtreurs, ou si elle est capable de « cultiver son propre jardin », en stimulant les microalgues du fond.

Il reste enfin à comprendre pourquoi cette espèce invasive régresse, parfois de manière très significative, après 30 ans de prolifération.