L’ADN environnemental au secours de la biodiversité des fonds marins #ScienceDurable

Fragile et méconnue, 60 à 80 % de la biodiversité de notre planète se cacherait sous la surface des océans. Pour mieux connaître et protéger ces espèces impactées par les activités humaines et par le réchauffement climatique, l’Ifremer a utilisé l’ADN environnemental pour accélérer l’inventaire des espèces qui peuplent les grands fonds.

80 sites explorés, une dizaine de partenaires pour accélérer l’inventaire de la biodiversité des fonds marins

3000 échantillons collectés

Dix mille ans, c’est le temps qu’il faudrait pour faire l’inventaire morphologique de la biodiversité marine au rythme actuel des descriptions d’espèces. Impliquant une trentaine de chercheurs de l’Ifremer, le projet Pourquoi pas les abysses ? a permis en 3 ans de prélever des échantillons d’eau et de sédiments sur près de 80 sites autour du globe grâce à des partenariats avec des organismes de recherche d’une dizaine de pays. Environ 3000 échantillons ont été collectés jusqu’à 10 000 mètres de profondeur.

Les avancées du métabarcoding

Pour inventorier la macrofaune (polychètes, crustacés, échinodermes, mollusques) et la méiofaune (nématodes et copépodes, taille inférieure à 1 mm), les chercheurs de l’Ifremer extraient l’ADN présent dans les échantillons. De petites portions d’ADN spécifiques, appelées « barcodes » sont ciblées à l’aide de sondes. A l’instar des « codes-barre », elles constituent des identifiants uniques des espèces ou des lignées. Le séquençage massif de ces barcodes permet d’inventorier des espèces ou lignées présentes dans un environnement dont on a échantillonné qu’une infime fraction. Cette méthode baptisée métabarcoding connaît des avancées spectaculaires depuis une dizaine d’années.

Utilisée à terre, en milieu aquatique et en mer à moins de 200 m de profondeur, là où la lumière du jour pénètre encore, cette méthode n’avait encore jamais été transposée aux grands fonds. D’où la question : Pourquoi pas les abysses ?

« On peut extraire l’ADN contenu dans un échantillon de sédiment de 4000, 5000, 8000 mètres de profondeur, et faire un inventaire des espèces présentes dans ce milieu. On accède à une connaissance du monde à une autre échelle, c’est une révolution, un peu comme l’invention du microscope » explique Sophie Arnaud-Haond, chercheure de l’Ifremer qui a piloté le projet.

Un chantier mené sur les fosses du Pacifique qui a permis d’obtenir 11 000 clusters (groupes de séquences d’ADN), montre ainsi une vaste étendue de biodiversité spécifique aux fosses hadales (au-delà de 6000 mètres de profondeur).

Eudier les abysses pour  comprendre l’origine et l’évolution de la vie

Loin d’être désertiques comme on l’a longtemps imaginé, les profondeurs abritent une grande diversité d’organismes qui ont su s’adapter à des conditions extrêmes : obscurité totale, fortes pressions, milieux dépourvus d’oxygène et apparemment pauvres en nourriture. Ils sont soumis à des températures de plusieurs centaines de degrés près des sources hydrothermales, et à peine au-dessus de 0°C dans les plaines abyssales et les zones hadales. Les abysses pourraient ainsi livrer des réponses sur l’origine et l’évolution de la vie.

Assembler le puzzle de la biodiversité mondiale

L’inventaire des espèces grâce à l’ADN environnemental présente beaucoup d’avantages. Cette méthode requiert peu de matériel et permet des échantillonnages plus nombreux. De simples carottiers multitubes déployés depuis le bord des navires océanographiques suffisent à l’échantillonnage et contrairement aux analyses morphologiques, il n’y a pas besoin de disposer d’animaux entiers.

Tendre vers un langage universel

On enlève aussi l’effet « observateur ». En effet, le spécialiste en morphologie détermine les espèces à identifier et les décrit selon une grille de lecture qui peut différer de celle d’un autre spécialiste, ce qui rend difficile l’intégration d’inventaires faits en différents endroits du globe. L’utilisation du métabarcode d’ADN environnemental peut être standardisée, permettant aux scientifiques du monde entier de procéder de la même façon à chaque étape, de l’échantillonnage à l’analyse des données.

« Pourquoi pas les abysses ? a pavé la route »

Et c’était là l’objectif ambitieux du projet qui a été atteint : « Pourquoi pas les abysses ? est un succès dans la mesure où il a pavé la route. Les mises au point méthodologiques faites durant le projet ont abouti à la standardisation de l’échantillonnage, des librairies moléculaires, qui permettent de faire les inventaires de biodiversité de différents compartiments du vivant (microbes, animaux multicellulaires), et des méthodes bioinformatiques qui permettent de donner du sens aux « zillions » de séquences ADN produites », précise Sophie Arnaud-Haond. « En utilisant la même méthodologie standardisée, tous nos collègues peuvent apporter une pièce à ce puzzle de la biodiversité mondiale que nous avons amorcé.»

Puits de carbone, résilience des communautés biologiques : connaître pour mieux protéger les grands fonds

Soutenu par France génomique, le projet eDNAbyss, démarré en 2017 en parallèle de Pourquoi pas les abysses ?, se poursuit. Durant les deux prochaines années, le Genoscope va réaliser le séquençage ADN de nombreux échantillons collectés. Cette production de données va permettre de tester des hypothèses et d’apporter des réponses aux questions que l’on se pose.

L’environnement profond constitue probablement un puits de carbone essentiel, mais l’on ignore encore dans quelle mesure. Une meilleure connaissance des communautés d’animaux vivant sur le fond, qui contribuent au cycle de la matière organique, devrait apporter des éléments de réponse.

Se pose aussi la question de la résilience des communautés biologiques associées à des environnements qui pourraient être exploités du fait de la présence de ressources minérales. L’Etat possède ainsi deux permis d’exploration, l’un dans le secteur de Clarion-Clipperton dans le Pacifique et l’autre sur la dorsale médio-Atlantique. L’Ifremer est mandaté pour caractériser le potentiel géologique et l’état de référence de l’écosystème de ces zones. Les protocoles d’ADN environnemental fournissent une stratégie reproductible pour évaluer rapidement la biodiversité. Cela permet de mener des études d’impact qui soient partout les mêmes et donc comparables, sans effet d’observateur, en ciblant différents compartiments du vivant. Ainsi, les recherches contribuent à apporter des informations essentielles pour éclairer les décisions de conservation et de gestion que devra prendre l’Autorité International des Fonds Marins pour la protection des écosystèmes hydrothermaux.

Publications :

 Cowart DA, Matabos M, Brandt MI, Marticorena J and Sarrazin J (2020) Exploring Environmental DNA (eDNA) to Assess Biodiversity of Hard Substratum Faunal Communities on the Lucky Strike Vent Field (Mid-Atlantic Ridge) and Investigate Recolonization Dynamics After an Induced Disturbance. Front. Mar. Sci. 6:783. https://doi.org/10.3389/fmars.2019.00783

Brandt M.I., Trouche B., Quintric L., Wincker P., Poulain J., and Arnaud-Haond S. A flexible pipeline combining clustering and correction tools for prokaryotic and eukaryotic metabarcoding. bioRxiv 717355, ver. 3 peer-reviewed and recommended by PCI Ecology (2020). https://doi.org/10.1101/717355